Ralph Gilles : un Montréalais révolutionne l’industrie automobile américaine
Ralph Gilles naît à Manhattan en 1970, d’une famille haïtienne. Il a tout juste un an lorsque la maisonnée déménage à Montréal, où il grandira pendant 18 ans.
Haut comme trois pommes, il crayonne sans arrêt. « J’avais six ans que déjà, je dessinais tout – mais surtout des voitures et des animaux. » Au fil des ans, ses cahiers d’écolier, mais aussi les murs de sa chambre s’ornent de croquis d’intérieurs et d’extérieurs automobiles. Impressionnée, sa tante en subtilisera un, qu’elle fera parvenir au président de Chrysler, l’intimant d’embaucher son neveu… qui n’a alors que 12 ans!
À l’adolescence, Ralph Gilles fait son entrée en sciences au Collègue Vanier, mais faute d’intérêt, il n’y restera qu’une toute petite session. « Le design était mon obsession, rien d’autre ne me captivait plus que d’esquisser des voitures. D’ailleurs, rappelez-vous cette époque, à la fin des années ’80, où tous les véhicules étaient laids… Je voulais tous les redessiner! »
Il n’y a qu’une façon d’assouvir une passion : s’y consacrer. Le jeune homme quitte famille et racines pour s’exiler, seul, dans la capitale nord-américaine de l’automobile : Détroit. Il est accepté au College of Creative Studies, l’une des deux plus importantes écoles de design en transport de tout le continent. Il en sort quatre ans plus tard, en 1992… avec plusieurs offres d’emploi en poche.
Le choix aurait pu être difficile à effectuer, mais le designer en herbe n’hésite pas un moment : «J’ai accepté l’offre de Chrysler. Parce que c’était la compagnie qui fabriquait la Viper.»
Ah, la Viper… Encore aujourd’hui, Ralph en est amoureux. Il possède son propre exemplaire, une GTS 1997 qu’il a intensément modifiée. À son bord, il participe à des courses d’amateurs – il a d’ailleurs suivi la formation de pilotage Skip Barber.
Pour avoir survécu à une virée sur le circuit de Tremblant avec lui au volant, l’auteur de ces lignes peut vous jurer que Ralph Gilles n’est pas qu’un bon designer…
Le plus jeune… et le premier Noir
Dès les premières années chez Chrysler, notre Montréalais se voit confier de sérieux mandats. Il façonne l’intérieur du Jeep Liberty, puis travaille à la Viper. Au tournant du millénaire, on le charge de concevoir les nouvelles grandes voitures du constructeur, rien de moins. Il devient alors le plus jeune designer – il a alors 31 ans – et, de surcroît, le premier noir à occuper un tel poste de toute l’histoire de la compagnie.
Détroit 2003. En grande pompe, Chrysler dévoile le prototype de ce qui deviendra la Chrysler 300. Non seulement l’entreprise effectue-t-elle un retour à la propulsion après 20 ans d’absence, mais le design de sa nouvelle berline fait littéralement tourner les têtes.
Les réactions sont dithyrambiques et un an plus tard, sans surprise, le concept-car devient réalité. Sur l’estrade de la présentation, le designer qui vient de recréer la berline américaine aurait pu se gargariser d’acclamations.
Que non ; il tente presque de passer inaperçu. On le sent timide, mais qu’importe, puisque les gens n’en ont que pour la nouvelle Chrysler 300 à la provocante grille chromée et aux audacieuses proportions.
Nous approchons ce beau jeune homme à la peau noire, mais aux yeux clairs – des yeux clairs qu’il doit à une arrière-grand-mère allemande. Ralph Gilles a beau maîtriser le français, c’est néanmoins en anglais qu’il préfère, à notre demande, nous raconter « sa » voiture.
« J’ai voulu faire revivre le côté impressionnant, plus grand que nature des véhicules que l’on retrouvait dans les années ’50, dit-il. Remarquez cette apparence de sécurité, de force, ces lignes très exagérées… »
Il pointe les roues installées aux extrémités de la carrosserie et explique encore : « Comme la plupart des passionnés, je change toujours les roues du véhicule que j’achète afin d’en poser des plus larges. Voilà pourquoi j’ai positionné les quatre pneumatiques aux limites de la 300, ce qui lui donne une apparence athlétique, plus sportive et plus solide. »
Il parle de lignes à la fois modernes et classiques, voire nostalgiques. Il fait remarquer la grille «mafioso», le long capot destiné à accueillir un puissant moteur V8 Hemi, l’abondance du chrome et la haute ceinture de caisse réduisant la surface vitrée, comme pour les «hot rods».
Et il conclut : «La 300, c’est le genre de voiture que le valet voudra stationner à l’avant, bien en vue.»
Un risque qui paie
Ralph Gilles ne croyait assurément pas si bien dire. Deux ans après son lancement sur le marché, la Chrysler 300, de même que sa cousine familiale la Dodge Magnum, connaissent toujours un immense succès, tant auprès des jeunes que des plus âgés, des blancs que des noirs, des riches que des moins bien nantis.
Non seulement les prévisions de ventes sont-elles dépassées, mais les plus folles attentes, aussi.
Le constructeur américain, tout heureux de passer de l’encre rouge à l’encre noire sur ses rapports financiers, n’allait pas laisser s’envoler pareille occasion. Il ajoute au duo un autre modèle signé Ralph Gilles, la Dodge Charger, ainsi que des versions surpuissantes de 425 chevaux (SRT-8).
La demande est si forte que l’usine ontarienne de Brampton, où est assemblée l’ensemble de la gamme, passe de deux à trois quarts de travail. Pendant ce temps, GM annonce la fermeture d’usines à Oshawa…
C’est dire toute la pression qui a reposé sur les épaules de Ralph Gilles. «Il ne fallait pas trop y penser, sinon ça nous aurait empêché de risquer,» rigole-t-il. Devant le triomphe incontestable, le designer avoue néanmoins : « Je vis à la fois beaucoup de fierté et de soulagement. Ma compagnie a pris un grand risque, mais ça a valu la peine. À preuve : lorsque je consulte les sites Internet, j’y lis les commentaires de propriétaires qui parlent de leur 300 ou de leur Magnum comme d’un membre de leur famille. »
Devant le patron de Ford !
Chez certains, le succès monte à la tête. Pas chez Ralph Gilles. Par contre, ça lui a apporté une assurance qui lui va très bien. Aujourd’hui, si vous le croisez, il n’hésite plus à s’adresser à vous en français – un français bien à lui, où quelques mots d’anglais sont glissés ici et là, comme à la sauvette.
Le sourire aux dents blanches se fait plus large, moins réservé, et les yeux de chats étincellent d’un enthousiasme renouvelé.
Il admet vivre un conte de fée. À l’instar de « sa » voiture, qui a remporté à peu près tout ce qui se fait de récompenses – la Chrysler a notamment été élue Voiture de l’Année sur notre continent –, Ralph Gilles collectionne les prix.
Le magazine américain Motor Trend lui a entre autres accordé la 13e place des personnalités les plus influentes de l’automobile… derrière William Clay Ford Jr., le grand patron de Ford !
À quoi le talent du designer le plus « hot » en ville s’est-il attardé au cours de la dernière année? Aux fourgonnettes Chrysler/Dodge – et il y en a pour dire que si quelqu’un peut rendre la «minivan» sexy, c’est bien Ralph Gilles.
Lorsque vous admirerez le fruit de son labeur, dites-vous cependant qu’il aura déjà commencé à bosser sur d’autres défis. Il vient d’ailleurs d’être nommé directeur du design SRT et des camions.
Camions, comme dans Dodge Ram et Durango… Décidément, est-ce que Ralph Gilles serait sur la voie de révolutionner l’industrie automobile américaine au grand complet ?