Les camions de la peur
Cette semaine de vacances, la famille Charbonneau-Roy l'attendait avec impatience. Nous sommes le 24 juillet 1999, et André, sourire aux lèvres, roule paisiblement sur la route 20 en direction de la Gaspésie. Sa compagne, Julie, prend place à ses côtés. Emilie, 10 ans, et Edith, 5 ans, sont installées à l'arrière. La tente-roulotte qu'ils viennent juste d'acheter est fixée à leur minifourgonnette Lumina.
A la hauteur de Saint-Michel-de-Bellechasse, près de Lévis, des travaux provoquent un bouchon. A l'instar de ceux qui le précèdent, André Charbonneau ralentit, puis s'immobilise. Il est loin de se douter que, derrière, un mastodonte transportant 25 tonnes d'asphalte liquide fond sur eux à toute allure.
Quelques secondes plus tard, c'est la catastrophe. Le cauchemar. «Nous avons été les premiers touchés, raconte Julie Roy. Le choc a été effroyable. La tente-roulotte a été pulvérisée. Nous sommes sortis de la voiture recouverts d'éclats de verre. Autour de nous, les gens couraient, criaient. C'était une vision d'horreur.»
La famille Charbonneau-Roy s'en est miraculeusement tirée. D'autres n'ont pas eu cette chance. Avant de s'arrêter, le camion fou, immatriculé au Nouveau-Brunswick, aura fait quatre morts, blessé 15 personnes et détruit 15 véhicules.
L'année 1999 s'est soldée au Québec par 468 accidents graves ou mortels impliquant un poids lourd (il y a en moyenne 150 morts et 2700 blessés chaque année sur nos routes). Même si le nombre de décès sur la route a diminué presque de moitié entre 1980 et 1999, et ce malgré un accroissement de 83 pour 100 du nombre de kilomètres parcourus, la situation demeure préoccupante.
Les poids lourds, qui représentent à peine 2,5 pour 100 du parc routier québécois, sont impliqués dans 18 pour 100 de tous les accidents mortels. La faute à qui? A quelques délinquants qui bafouent les règles: camionneurs qui trafiquent leurs heures de conduite, véhicules truffés de défectuosités mécaniques, vitesse excessive...
À bout de fatigue
Lanaudière, 11 juin 1998. Il est près de 14 heures. Claude Auger et son camion filent en direction de Montréal sur l'autoroute 40. Sa journée a débuté très tôt. Il vient d'engloutir un copieux repas. Somnolent, il n'aperçoit pas le bouchon de circulation qui s'étire devant lui et percute de plein fouet les voitures de queue. L'accident fait cinq victimes, dont Claude Auger. Le coroner Claude Paquin dira des véhicules impliqués qu'ils étaient «des tas de ferraille écrasée d'où il était impossible de sortir vivant».
Pressions économiques, coût à la hausse du carburant, concurrence: nombre de camionneurs-propriétaires n'arrivent pas à joindre les deux bouts. La Centrale des syndicats démocratiques soutient que près de la moitié d'entre eux travaillent en moyenne 74 heures par semaine (dont 50 heures de conduite) pour un revenu annuel... de moins de 25 000$. Cela fait plus de 10 heures par jour, sept jours sur sept!
Actuellement, un camionneur canadien peut conduire jusqu'à 13 heures de suite et être «en devoir» 15 heures d'affilée. Il est ensuite tenu de prendre huit heures de repos. Selon l'Association des Canadiennes et Canadiens pour la sécurité routière (CRASH), cela fait du Canada l'un des pays industrialisés les plus permissifs; les Etats-Unis limitent à 60 le nombre d'heures travaillées par cycle de sept jours alors que la Communauté européenne veut réduire les heures de conduite de 56 à 48 par semaine. Pourtant, le lobby canadien du transport routier exerce des pressions sur le gouvernement pour que la semaine de travail passe de 60 à 84 heures...
Or le Bureau américain d'enquête sur la sécurité des transports a récemment révélé que la fatigue serait un élément déterminant dans plus du tiers des accidents. Tout chauffeur est bien entendu tenu d'inscrire ses heures de conduite dans son carnet de bord; mais nombreux sont ceux qui en ont deux, l'un officiel, que les Américains surnomment comic book, et l'autre, plus officieux. A la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ), on reconnaît l'existence de ce phénomène «difficile à quantifier». «Les compagnies ou les indépendants sont trop nombreux à fonctionner avec deux logbooks», déplore David Cotes, ex-directeur des communications chez Transport Besner, un des plus gros transporteurs du Québec avec 228 camions.
L'implantation de «boîtes noires» sur tous les véhicules lourds serait une solution. Ces ordinateurs de bord réduiraient considérablement la possibilité de falsifier les heures de conduite. «Ce serait idéal, admet Claude Pigeon, vice-président de l'Association du camionnage du Québec, à condition que ça se fasse dans toute l'Amérique du Nord. Pas question d'être les seuls à se montrer plus catholiques que le pape.»
Épave sur roues
Sylvain Frigon était employé par Ciment Perreault inc., une entreprise de Saint-Thomas, près de Joliette. Le 12 septembre 1998, le jeune homme de 29 ans monte à bord d'un des véhicules de la compagnie. Le poids lourd est surchargé, ses essieux arrière présentent des défectuosités majeures, son système de freinage n'est fonctionnel qu'à 40 pour 100, sa suspension est usée et un pneu est sur le point de rendre l'âme. Bref, un cercueil ambulant. Lancé dans une pente, le camion prend de la vitesse, et son conducteur en perd le contrôle. Voyant son véhicule déraper vers un précipice, Sylvain Frigon s'élance par la portière et meurt écrasé par les roues arrière du mastodonte.
L'entretien mécanique n'était pas une priorité chez Ciment Perreault, et l'entreprise, qui vient d'être condamnée à cinq ans d'inactivité, était dans le collimateur de la SAAQ et de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) depuis 1992. Pourtant, affirme le coroner Claude Paquin, «cette compagnie a réussi à fonctionner en toute impunité jusqu'à cet accident».
Comment expliquer cette «impunité»? La SAAQ, chargée du contrôle routier des 160 000 kilomètres de routes de la province, ne compte que 350 contrôleurs, enquêteurs et inspecteurs en entreprises. En 1999, sur les 402 620 poids lourds pesés et contrôlés dans des postes routiers, 22 373 (entre 5 et 6 pour 100 du total) ont été soumis à une vérification mécanique en règle, et 21 pour 100 d'entre eux présentaient des défectuosités majeures. Mais, pour en arriver à ce stade de contrôle, ces poids lourds devaient, selon la SAAQ, «présenter des indices visibles d'un mauvais entretien».
Est-ce suffisant? Et, selon ce principe de «visibilité», combien de véhicules potentiellement dangereux passent-ils à travers les mailles?
Le problème, c'est que les postes de contrôle ne sont ouverts que de façon sporadique et variable, selon «le mouvement des transports et le flux de la circulation», nous apprend le rapport d'activités de la SAAQ. «Selon moi, ces postes ne sont pas assez souvent ouverts et, lorsqu'ils le sont, ils sont faciles à éviter», lance Eric Bérard, rédacteur en chef de L'Echo du transport. «C'est simple, renchérit David Cotes. Les postes sont ouverts? Tous les camionneurs prennent un café à la halte routière. Les postes ferment? Tout le monde reprend la route.» C'est dire à quel point certains n'ont pas la conscience tranquille dans le métier!
Selon une enquête de l'Ecole polytechnique de Montréal, et subventionnée par la SAAQ, 13,2 pour 100 des accidents impliquant un camion sont attribuables au mauvais état mécanique du véhicule. A la suite de cette étude, la SAAQ a établi un nouveau règlement en décembre 1998, qui a eu pour effet d'augmenter de 61 pour 100 le nombre de vérifications mécaniques effectuées sur route. L'agence gouvernementale s'est aussi dotée d'une force d'intervention mobile qui peut agir n'importe où, 24 heures sur 24.
Des mesures encore insuffisantes aux yeux de certains. «On doit instiller chez les camionneurs la peur de se faire prendre», dit Yvon Lapointe, directeur éducation et sécurité routière à CAA-Québec.
«Il faut davantage de mesures coercitives pour que ceux qui ne comprennent que le bâton respectent la loi, renchérit Claude Pigeon. Pour l'heure, les entreprises qui s'autodisciplinent souffrent de la concurrence déloyale et paient seules le prix de la conformité.»
L'argent... l'argent... «Si on veut avoir des routes sûres, lance Michel Besner, président de Transport Besner, il faut que quelqu'un prenne ses responsabilités! C'est dramatique, particulièrement depuis deux ans: des compagnies qui avaient de très hauts standards de sécurité les ont abandonnés parce que la concurrence est devenue sauvage. Et ça continuera ainsi tant qu'il y aura des gens prêts à réduire les prix et à négliger l'entretien.»
À toute vapeur
Qui a déjà aperçu, en bordure de la route, un poids lourd arrêté par des patrouilleurs pour excès de vitesse? Personne? Pas étonnant: les camionneurs héritent de trois fois moins de contraventions que les automobilistes, bien qu'ils soient impliqués dans presque autant d'accidents. «Les policiers ne se gênent pas pour arrêter une BMW flambant neuve qui roule à 130 km/h avec freins ABS aux quatre roues, mais ils ne se soucient guère du camion de 60 tonnes qui circule 20 kilomètres au-dessus de la limite», s'indigne Michel Besner.
Pourtant, il existe une différence majeure entre un poids lourd et une voiture:lancé à 100 km/h, le premier aura besoin de deux fois plus de distance que la seconde pour s'arrêter. Selon Claude Pigeon, «la police pourrait remédier à cette situation en appliquant une politique de tolérance zéro pour les excès de vitesse. Tant qu'elle ne le fera pas, les délinquants auront un avantage concurrentiel énorme sur ceux qui respectent les limites.»
Plusieurs pays d'Europe limitent à 100 km/h la vitesse de leurs poids lourds, qu'ils obligent d'ailleurs à circuler sur la voie de droite. Chez nous, chacun tente de tirer son épingle du jeu. Et la vitesse semble être un des moyens d'y parvenir. «Les propriétaires artisans (environ 80 pour 100 de l'industrie) ont d'importants paiements à rembourser (un camion coûte au moins 100 000$), explique Yvon Lapointe. Ceux qui sont payés au kilométrage veulent en faire plus.»
Oui, mais à quel prix?
«Lorsque je vois un camion rouler à 120 km/h, je me dis que le gars ne trouve pas l'essence assez chère», lance Michel Besner. Depuis 1985, les véhicules de sa flotte sont tenus de ne pas dépasser 90 km/h. Ça rapporte? «Que oui! Après tout, il n'y a que quelques minutes de différence entre Québec et Montréal si l'on roule à 90 km/h plutôt qu'à 100.» Dix-huit minutes en fait, contre 10 pour 100 d'économie sur le carburant, et une usure moindre des pièces. Et combien d'accidents évités?
Formation? Quelle formation?
Le Québec vit une grave pénurie de camionneurs; il en faudrait 3200 de plus dans le transport général. Il n'existe au Québec que deux écoles publiques offrant une formation routière complète, dont les coûts (18 000$) sont entièrement défrayés par le gouvernement. Trois écoles privées ont un programme équivalent, et les étudiants doivent débourser en 8000 et 10 000$ pour s'y former. Mais l'offre reste insuffisante, déplore Yvon Lapointe: «Alors, de nombreuses petites écoles s'improvisent, sans contrôle ni programme défini.»
De toute façon, la SAAQ n'exige aucune formation particulière pour qui souhaite obtenir un permis de classe 1; il suffit de réussir l'examen, et ce dernier n'est, au dire des professionnels, pas très exigeant. «Je n'ai qu'à vous faire passer une demi-journée dans un camion et vous allez le passer», soutient Claude Pigeon. Alors, pour quelques centaines de dollars, certaines écoles pas très regardantes vous offriront ce niveau de compétence minimal.
Faute de main-d'¦uvre, certains transporteurs confient donc des mastodontes à de jeunes chauffeurs inexpérimentés. Jason Fisher, qui avait 21 ans au moment de l'accident de Saint-Michel-de-Bellechasse, avait-il toute l'expérience voulue pour piloter un monstre de plus de 30 tonnes? Certains en doutent. A commencer par le coroner Denis Boudrias qui, dans le rapport qu'il a remis en janvier 2001 met clairement en cause «le manque d'expérience du conducteur». (Cliquer ici pour les sept premières recommandations du rapport d'enquête du coroner.) «Je ne veux pas accabler le p'tit gars, commente Clément Bélanger, de l'Association nationale des camionneurs artisans, mais il aurait pu amener le camion dans le décor au lieu d'essayer de l'immobiliser derrière les voitures»
«Il ne savait pas ce qu'il conduisait», souffle Julie Roy, la rage encore au c¦ur d'avoir vu tant de vies brisées à jamais.
Un espoir dans la tourmente
Entrée en vigueur en avril 1999, une disposition de la loi 430 exige que propriétaires et exploitants de flottes, camionneurs et autres intervenants du milieu s'inscrivent au Registre des propriétaires et des exploitants de véhicules lourds. Dans la profession, on est d'avis que cette réglementation permettra de régulariser la situation. «Maintenant, dit Claude Pigeon, on sait qui ils sont et où ils sont.»
Tous les inscrits obtiennent au départ la cote «satisfaisant». En cas d'infractions répétées ou de comportements jugés à risque, la cote passe à «conditionnel», avec notamment l'imposition de limiteurs de vitesse et de programmes de formation.
Si on constate que l'entreprise ne s'ajuste pas ou qu'elle présente un danger pour la sécurité des usagers de la route, on lui attribue la cote «insatisfaisant», ce qui peut entraîner l'arrêt des opérations pour un maximum de cinq ans. «On ne laisse plus le choix aux déviants, rapporte Léonce Girard, porte-parole de la Commission des transports du Québec. Ils doivent entrer dans les rangs.»
Tous s'entendent pour dire que la loi a des «dents», mais plusieurs s'inquiètent des faibles moyens dont on dispose pour l'appliquer. Qui, en effet, nous assure que le transporteur frappé d'une interdiction de circuler ne remet pas illégalement ses camions sur la route? Apparemment, personne, si ce ne sont les contrôleurs routiers, que l'on sait déjà fort occupés. Pire, celui qui a vu son permis d'exploitation révoqué conserve toujours ses immatriculations. «Il y a des aberrations avec lesquelles il faut bien vivre!» lance Claude Pigeon.
La SAAQ et la Commission des transports se font rassurantes. «En cas de non-respect des conditions, les sanctions imposées par la Commission sont extrêmement sévères», dit Léonce Girard, qui assure que les choses ont déjà commencé à changer. Mais, face à la confiance des autorités, le milieu oppose un certain scepticisme. «Combien d'automobilistes ayant perdu leur permis pour facultés affaiblies retrouve-t-on sur la route?» demande Eric Bérard, en pensant aux camions frappés d'une interdiction de rouler.
C'est pourquoi Claude Pigeon, vice-président de l'Association du camionnage, se montre prudent.
«Nous sommes à la croisée des chemins, dit-il. Toutes les structures sont là, on attend maintenant de voir les pommes tomber. On sent bien sûr une volonté de changement, mais on part de si loin...»
Sélection présente les six premières recommnadations du rapport remis le 31 janvier 2001 par le coroner Boudrias sur le carambolage de Saint-Michel de Bellechasse.