Des pilotes professionnels pour former des policiers.

Dossiers
lundi, 12 décembre 2011
Si l'on vous disait que le pilote Bertrand Godin se fait arrêter par la police 12 fois par jour, mais qu'il se montre alors pas mal moins nerveux que l'agent chargé de lui refiler une contravention... vous nous croiriez? Et pourtant.

Et pourtant, c'est ce qui se produit au circuit routier de l'École nationale de police, situé à Nicolet près de Trois-Rivières, là où le pilote professionnel Bertrand Godin (ainsi que sa collègue de "drift" Tania Gladiuk, une native de la Colombie-Britannique), a été embauché.

But de l'opération: aider à la formation en conduite des aspirants policiers.

Depuis deux mois déjà, le coureur de 44 ans a troqué le casque protecteur pour le képi. Képi qui a fait rigoler sa femme, mais qui a bien enthousiasmé son fils Anthony, neuf ans: "J'peux le porter à l'école, Papa? Dis oui, dis oui!"

Bonjour, La Police

Tout a commencé, pour Bertrand, par un appel de candidatures lancé par l'École nationale de police (ENP) plus tôt cette année. Bertrand a alors soumis son curriculum, qui compte notamment une année en Formule Atlantique, ainsi qu'un passage en Formule 3000 - aux côtés des Juan Pablo Montoya et Nick Heidfeld de ce monde, doit-on le préciser.

Et l'ENP lui a donné un coup de fil. "C'était la première fois de ma vie que je passais une entrevue d'embauche," dit celui qui a été sélectionné.

L'École, elle, ne dira pas que tout a commencé un jour de septembre 2009 où Mélanie Roy, une policière de Lévis d'à peine 21 ans, s'est tuée au volant de son auto-patrouille.

Non, l'École dit plutôt qu'après une décennie de "On fait comme ça", elle devait revoir son programme de formation en conduite des aspirants policiers.

Reste que le cas "Mélanie" a secoué les troupes. Parce qu'en suivant un collègue qui répondait à un appel d'urgence et qui filait à plus de 170 km/h sur l'autoroute, Mélanie a perdu la maîtrise de son Crown Victoria et est allée emboutir un pilier. Sa jeune carrière venait de prendre fin.

"Lacunes de conduite"

Le rapport de la CSST sur cette tragédie est clair: "Lacunes de conduite". Ce n'était cependant une surprise pour personne, puisque les mentors de Mélanie avaient déjà noté que la jeune constable, en poste depuis à peine trois mois, avait "un petit manque à gagner au niveau de la conduite d'urgence."

Les commentaires du coroner Pierre C. Samson ont, eux aussi, été sans équivoque: "Rudiments d'entraînements insuffisants en conduite à haute vitesse lors des situations d'urgence pour les nouveaux policiers."

Du coup, l'ENP s'est retrouvée à embaucher deux pilotes de course pour peaufiner sa formation en conduite de véhicules de police - une première au Canada et, peut-être même, dans le monde.

On les entend déjà, les blagues, sur le fait que des amoureux de sensations fortes sur circuit de course montrent aux futurs policiers comment intercepter les fous du volant...

Encore faut-il se rendre

Si vous n'avez aucun proche ou ami dans la police, vous ne savez sans doute pas que la formation d'un policier passe par trois ans de cégep (et 45 heures de conduite préventive), puis par 15 semaines à l'ENP. Cette dernière formation de 450 heures en compte actuellement 24 en conduite d'urgence.

Le nouveau programme, lorsqu'il sera adopté à l'automne prochain (2012), fera passer cette marque à 36 heures. Les 12 heures supplémentaires seront divisées moitié-moitié entre les nouveaux simulateurs de conduite que l'École vient d'acquérir et de l'expérimentation sur circuit.

À quoi se consacrera-t-on en particulier, pendant ces heures additionnelles? À la dynamique et au contrôle du véhicule, freinage et dérapage compris. Oh, et aussi à la prise de décision, la gestion de stress et le jugement à démontrer lors des déplacements d'urgence.

Car plus souvent qu'autrement, dit Yves Bissonnette, policier-instructeur à l'ENP, les situations où ça "fouarre" ne surviennent pas lors des poursuites policières; elles surviennent plutôt aux intersections, lorsqu'une auto-patrouille intime le passage pour se rendre le plus rapidement possible sur un appel.

"Doit-on spécifier que dans cette dernière phrase, les deux premiers mots sont 'se rendre'?" lance M. Bissonnette.

"Non, on ne leur apprend pas la vitesse"

Trente-six heures, est-ce suffisant? Bertrand rigole: "La conduite, on peut expérimenter ça toute une vie! Moi-même, après 25 ans, j'en apprends encore." Mais quand même: "En 36 heures, on peut montrer beaucoup de choses."

Comme quoi? "La répartition des masses et les limites d'un véhicule, par exemple. Ou comment faire un demi-tour sécuritaire... et efficace, question de gagner de précieuses secondes et ainsi réduire la vitesse d'interception. Ou encore quand freiner - mieux vaut trop tôt que trop tard, parce qu'en virage, ce n'est plus le temps de le faire."

Surtout, et Bertrand martèle bien ses mots: "Pas de vitesse. Ici, on n'apprend pas la vitesse; on apprend les bonnes techniques."

Et ces bonnes techniques, les aspirants policiers en ont bien besoin: leur moyenne d'âge est de 24 ans, ce qui suppose que la plupart n'ont que quelques années d'expérience au volant.

Une expérience souvent acquise dans des Toyota Yaris ou des Mazda3.

Pas dans de grandes voitures de plus de 4000 livres comme les Chevrolet Impala et Dodge Charger "police pack", encore moins dans des Ford Crown Victoria à propulsion.

Et surtout pas avec des systèmes de gyrophares et de communications à faire fonctionner, dans un environnement non contrôlé et où la circulation et les conditions routières peuvent jouer de vilains tours. Tout ça saupoudré d'une bonne dose de stress, souvent inattendue - eh bien quoi, le policier peut être en train de boire un café lorsqu'il reçoit un appel d'urgence.

On est loin du pilote concentré qui prépare mentalement sa course, en visualisant son circuit et en sélectionnant les bonnes gommes selon les conditions de la chaussée...

Le plus grand danger? Celui qu'on ne connaît pas

Au-delà du programme de conduite à repenser, Bertrand passe ses journées au circuit de l'ENP à jouer le rôle d'un contrevenant de la route - et à se faire arrêter une bonne douzaine de fois par quart de travail. "Mais ce n'est pas moi qui est nerveux, ce sont les aspirants, qui veulent tellement bien faire!" rigole-t-il.

À ces aspirants, il donne patiemment trucs et conseils. " C'est touchant de passer du temps avec eux, j'ai l'impression de faire quelque chose de bien, dit-il. Ça donne un sens à ce que j'ai toujours aimé: la conduite".

À Vanessa Gagnon-Plante, 22 ans, petit brin de fille qui disparaît presque derrière le volant de l'auto-patrouille, Bertrand a donné des trucs de repère. À Marc-André Hébert, 23 ans, qui se dit prudent de nature, Bertrand a parlé de la vision au loin.

À d'autres, il apprendra qu'on n'empoigne pas le volant par-dedans et que le siège doit être placé de façon à ce qu'on ne soit pas au bout de ses jambes pour freiner.

Enfin, le pilote répétera autant comme autant que la témérité au volant n'est pas l'antidote aux immuables lois physiques. Et que le plus grand danger, c'est celui qu'on ne connaît pas. "Je me souviendrai toujours de cet aspirant qui, lors d'un exercice, a "échappé" sa voiture. J'ai vu dans ses yeux qu'il avait compris, à tout jamais."

Connaissance et compétence: deux choses différentes

Et c'est là que le bât blesse, dit Robert Poéti, un ex-policier qui intervient régulièrement dans les médias à titre d'expert en sécurité publique: "Si on ne peut prêcher contre la vertu des heures supplémentaires en formation de conduite de véhicules d'urgence, reste que l'assurance de la connaissance n'est pas l'assurance de la compétence. Le problème de l'inexpérience des jeunes policiers se pose et il n'y a que des années de pratique pour le solutionner. D'ailleurs, dans mon temps, on ne conduisait pas quand on débutait sa carrière, c'était le bon vieux flic qui prenait le volant."

Si ça avait été le cas pour Mélanie, peut-être que cette dernière serait encore en vie, aujourd'hui.


En bref: Circuit routier de l'École nationale de police

- 1,5km, avec élévations, intersections et section pour conduite de précision (avec cônes).

- 650 aspirants y passent annuellement 24 heures - 36 heures à compter de l'automne 2012.

- Bertrand Godin et Tania Glakiuk, deux pilotes de course professionnels, ont intégré l'équipe d'instructeurs de l'ENP (jusqu'à présent composée exclusivement de policiers d'expérience).

- Au Québec: 34 corps policiers, 15 000 policiers.

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