Danger à bord
Au volant, Shirley Brochu, 31 ans, de Rock Forest, fait preuve d’une grande prudence: jamais elle n’oublie de sangler Laurence, 7 ans, et ses jumeaux de 6 ans, Philippe et Charlotte, sur la banquette arrière. De plus, sa Chevrolet Tracker est équipée d’excellents dispositifs de sécurité: coussins gonflables, antipatinage…
Sur la route, Shirley se sent parfaitement en sécurité. A tort! Comme beaucoup d’automobilistes, la jeune femme laisse traîner pas mal de choses dans sa voiture: patins et vélos dans l’espace cargo, jouets aux pieds de ses enfants, sacs d’épicerie posés sur le siège avant. Tous les ingrédients d’une catastrophe. En cas de collision, ces objets risquent de se métamorphoser instantanément en projectiles de mort.
Dans une automobile, les dangers ne viennent pas seulement de l’extérieur, ils abondent aussi dans l’habitacle: l’agenda personnel posé sur le tableau de bord, les tuiles de céramique empilées dans le coffre, les équipements de sport jetés pêle-mêle sur les sièges, même la fameuse trousse d’urgence que les clubs automobiles suggèrent de conserver à bord.
« Arrimez-la solidement, cette trousse, recommande Raynald Côté, agent de recherche au CAA-Québec. Sans quoi l’urgence ne sera peut-être pas celle que vous prévoyiez...»
L’industrie de l’automobile est consciente de ce problème depuis des années. En 1986, des ingénieurs de la General Motors s’inquiétaient déjà des blessures que conducteurs et passagers pourraient s’infliger en n’arrimant pas les objets dans les voitures.
Par une belle soirée de juillet 2003, peu avant 22 h 30, une Mazda Protegé circule en direction ouest, rue Notre-Dame à Montréal. Kevin*, 18 ans, tient le volant; il est accompagné de deux jeunes de son âge, Justin et Patrick.
Dans le coffre, Kevin a monté un énorme amplificateur de graves d’au moins 40 kilos, mais ne l’a pas arrimé selon les recommandations du fabricant. Le jeune homme roule à 115 km/h lorsqu’il perd le contrôle de sa voiture. La petite Mazda percute un réverbère, puis deux poteaux avant de s’immobiliser. Sous le choc, l’ampli défonce la banquette arrière et vient coincer Patrick entre la banquette et le siège avant. Il parviendra à se libérer de sa fâcheuse position, mais il est blessé à la tête. A l’avant, Justin souffre de douleurs au dos et au thorax.
Sylvain Fafard, technicien en collisions au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), a été appelé sur les lieux de l’accident afin d’en reconstituer la scène. Ce n’est pas le premier cas du genre que l’expert doit étudier. «Mais on reste chaque fois surpris par l’ampleur des dégâts, dit-il. Ces jeunes ont eu de la chance de s’en tirer à si bon compte.»
Force extrême
La Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) ne possède aucune statistique sur ces dangers, mais une étude menée aux Etats-Unis par l’Hôpital pour enfants de Philadelphie et une compagnie d’assurances montre que, sur 179 000 enfants impliqués dans un accident de la route, plus de 3000 ont été blessés par un objet mal arrimé ou un autre passager.
Et les experts estiment que les adultes sont encore plus vulnérables, parce qu’ils sont moins bien protégés que les enfants dans leurs sièges.
Les dangers sont en effet réels. A la suite d’un impact, il se produit instantanément une deuxième collision, cette fois à l’intérieur, qui peut être dévastatrice. Un cellulaire peut fracturer le crâne d’un enfant, un bête parapluie se transformer en épée volante. «Simple question de mécanique, constate Claire Laberge-Nadeau, directrice du Laboratoire sur la sécurité des transports à l’Université de Montréal. Lors d’un impact, l’énergie se dissipe en une fraction de seconde, et tout ce qui n’est pas fixé à bord poursuivra sa course à la même vitesse.» Et verra son poids augmenter considérablement…
Dans l’habitacle d’une voiture lancée à 50 km/h qui heurte brutalement un mur ou un poteau, tous les objets non arrimés acquièrent instantanément une force d’impact représentant 35 fois leur poids, nous apprend la SAAQ. Une simple boîte de sauce à spaghettis de 680 ml, qui a roulé hors du sac d’épicerie, pèsera près de 28 kilos en percutant le chauffeur. La mallette de travail renfermant l’ordinateur portable atteindra, elle, les 200 kilos.
« Et, à 100 km/h, ces chiffres ne doublent pas, avertit Raynald Côté, du CAA-Québec. Ils quadruplent!»
En 10 ans, Sylvain Fafard a vu un nombre impressionnant de gens blessés par toutes les «bébelles» qui jonchaient le plancher de leur voiture.
« J’ai déjà retrouvé un cellulaire solidement fiché dans le tableau de bord», raconte-t-il.
La situation est d’autant plus préoccupante qu’utilitaires, fourgonnettes et familiales ont gagné en popularité ces dernières années. La firme DesRosiers Automotive Consultants rapporte que les ventes d’utilitaires, qui ne constituaient que 6,5pour 100 des véhicules neufs vendus au Canada il y a 10 ans, ont plus que triplé depuis. Quant aux fourgonnettes, elles continuent d’occuper 15 pour 100 du marché automobile canadien.
Le problème, c’est que le coffre arrière de ces véhicules communique sans entrave avec l’habitacle réservé aux passagers. Les banquettes arrière, qui ne sont pas fixées au châssis du véhicule comme dans une berline, sont conçues pour retenir un maximum de 45 kilos. Si l’espace cargo est surchargé, rien ne dit qu’elles feront leur boulot en cas de collision. «Et dites-vous bien que ce n’est pas la toile à bagages qui va ralentir quoi que ce soit», prévient Raynald Côté.
Celui-ci s’étonne toujours de voir ce que les gens peuvent entasser à l’arrière d’un véhicule: «C’est n’importe quoi. Des batteries automobiles, des plaques antidérapantes, des bidons de lave-glace, des sacs de sel, une pelle…»
Bouclez-la... même à l’arrière
Il n’y a pas que les objets inanimés qui constituent une menace. Les passagers qui ne bouclent pas leur ceinture de sécurité peuvent être tout aussi dangereux.
Il pleut abondamment, en cet après-midi de juin 2000. Charles et Nathalie Descôteaux*, un couple du Nouveau-Brunswick en visite à Montréal, sont montés à bord d’une Oldsmobile Firenza. Enceinte de plus de huit mois, Nathalie s’est installée sur la banquette arrière et n’a pas bouclé sa ceinture.
L’Oldsmobile traverse à moins de 30 km/h l’intersection des rues Masson et Saint-Michel lorsqu’une fourgonnette la heurte de plein fouet. Nathalie est violemment projetée vers l’avant. Son poids, décuplé par l’impact, disloque littéralement le siège du conducteur: le choc de la collision a été mortel pour le fœtus, et Charles est grièvement blessé à la colonne vertébrale.
« C’était si triste, se souvient Sylvain Fafard, appelé sur les lieux de la tragédie. Si la jeune femme avait bouclé sa ceinture, elle n’aurait pas brisé la colonne de son mari. Et peut-être n’aurait-elle pas perdu son bébé. Ce qui surprend, c’est que la vitesse, pourtant peu élevée dans cette histoire, a néanmoins suffi pour tuer.»
De nombreuses études démontrent que les passagers arrière qui n’ont pas bouclé leur ceinture font augmenter, chez les autres occupants du véhicule, le risque d’être blessé ou tué.
Clay Gabler, un ingénieur qui a travaillé à l’Institut américain de la sécurité routière, a analysé le phénomène pour Sélection du Reader’s Digest. L’expert s’est penché sur 36 000 collisions frontales dans lesquelles le conducteur était attaché, mais non le passager assis directement derrière lui, ainsi que sur 244 000 collisions frontales dans lesquelles ce dernier avait lui aussi bouclé sa ceinture.
Clay Gabler a ainsi découvert qu’un conducteur sur 68 était tué dans le premier cas, comparativement à un conducteur sur 330 dans le second. «Si la personne derrière vous n’attache pas sa ceinture, vous courez près de cinq fois plus de risques de mourir dans une collision frontale que si elle s’attachait», conclut-il.
Peter Cummings et Frederick Rivara, tous deux professeurs à l’université de Washington à Seattle, ont enquêté sur les mêmes risques en analysant des accidents mortels survenus aux Etats-Unis entre 1988 et 2000, et impliquant près de 90 000 véhicules. Leur conclusion: 15 pour 100 des occupants assis et ceinturés à l’avant de la voiture sont tués par un passager arrière qui, lui, n’avait pas bouclé sa ceinture.
« Le calcul est très simple, conclut Peter Cummings. Si vous êtes impliqué dans un accident de la route alors que votre ceinture est bouclée, votre risque de mourir est 20 pour 100 plus élevé si le passager assis devant, à côté ou derrière vous ne porte pas sa ceinture de sécurité.»
En cas d’impact, les passagers non attachés viennent percuter les passagers retenus par leur ceinture de sécurité, ces derniers faisant alors office de «coussins gonflables». Comprimés encore plus fortement contre leur ceinture, ils risquent l’asphyxie et des blessures parfois mortelles.
Le port de la ceinture de sécurité est obligatoire au Québec depuis 1976 pour les passagers assis à l’avant d’un véhicule, mais seulement depuis 1990 pour les passagers assis à l’arrière. Transports Canada rapporte qu’en 2001, au Québec, les occupants des véhicules bouclaient leur ceinture dans une proportion de 89 pour 100.
Mais, si 9 conducteurs sur 10 s’attachent, 3 passagers sur 10 qui s’assoient à l’arrière ne respectent toujours pas la réglementation. C’est encore beaucoup trop. La SAAQ croit que, si tous les occupants bouclaient leur ceinture, les statistiques enregistreraient une baisse de 100 décès et de 300 blessés graves par année au Québec.
Il n’y a pas que les humains qui gagnent à «la boucler». Les animaux domestiques ont aussi tout avantage à être attachés si leurs propriétaires ne veulent pas les voir se transformer en de funestes missiles.
Lors d’une collision avec un objet fixe à plus de 80 km/h, un chat de 10 kilos qui dort sur la plage arrière est catapulté vers l’avant comme s’il tombait d’un cinquième étage. A 100 km/h, un chien de 45 kilos acquiert une force d’impact équivalente à celle d’un éléphant.
Pierre Barnoti, directeur général de la SPCA, déplore le fait que les gens ne prennent pas davantage soin de sécuriser leur ami à quatre pattes: «L’animal domestique a beau être considéré comme un membre de la famille, il n’est pas protégé pour autant à bord d’une automobile.»
Sylvain fafard, l’un des hommes les mieux placés au Québec pour parler du phénomène, affirme que, même si aucune statistique officielle ne l’attes-te, 5 pour 100 des cas sur lesquels il enquête annuellement mettent en cause des blessures ou des décès attribuables à des objets non arrimés, ou encore à des personnes non attachées.
« Le vrai danger, conclut-il, c’est la banalisation. Les gens ne croient pas qu’un malheur semblable puisse leur arriver. Ils ne se voient pas mourir, bêtement tués par une boîte de papiers- mouchoirs. Et pourtant...»
* Pseudonyme.