Citrons à vendre
Isabelle* était fière de son acquisition: une Honda Civic 1993, dont le compteur affichait à peine 119000 kilomètres et que le marchand lui avait cédée pour 7000$. Une aubaine!
Quelques jours plus tard, la jeune femme de 21 ans déchante: «Ma Civic brûlait autant d'huile que d'essence.» Le verdict du garagiste: odomètre trafiqué. La voiture a dans le ventre bien plus de kilomètres que ne l'indique le compteur... et le moteur est sur le point de rendre l'âme. Pour ne pas tout perdre, Isabelle devra débourser 3200$.
Sa mésaventure n'a rien d'exceptionnel. Selon la Coalition pour les consommateurs de l'automobile, il se vend chaque année au Canada 2,2 millions de véhicules usagés... et un sur dix présenterait des vices cachés ou des défectuosités majeures.
Odomètres reculés, épaves miraculeusement rendues à la vie, voitures volées réapparaissant en pièces détachées, le marché est gangrené. Malgré cela, les «vraies» bonnes affaires existent, grâce par exemple au succès grandissant de l'option «location», qui injecte dans le système des milliers de véhicules d'à peine deux ou trois ans.
Et, même plus âgées, les voitures ont de nos jours de bonnes chances de survivre à de longues années d'utilisation: selon la firme DesRosiers Automotive Consultants, un véhicule construit en 1985 pouvait parcourir 150 000 kilomètres avant d'être mis au rancart; usiné aujourd'hui, il en parcourra plus de 250 000.
On ne se fait donc pas rouler à tous coups, mais il faut se méfier car, une fois l'affaire conclue, il est difficile de poursuivre. Il y a bien sûr des lois qui protègent le consommateur, mais les ressources mises à sa disposition sont souvent bien maigres... et fort coûteuses.
En 1999, plus de 1500 personnes ont porté plainte auprès de l'Office de la protection du consommateur. Mais cet organisme ne peut attaquer qu'au pénal (compteurs trafiqués, voitures volées, etc.), ce qui limite considérablement son champ d'action. L'Association pour la protection des automobilistes (APA) reçoit de son côté plus de 500 plaintes par an. Mais une vingtaine de consommateurs seulement portent leur cause devant les tribunaux.
«Il faut avoir des nerfs d'acier, rapporte Marc Migneault, un avocat de l'APA. Les commerçants font montre d'une incroyable arrogance. Si le client n'est pas content, disent-ils, qu'il nous poursuive!»
Et ce petit milieu n'est pas seulement arrogant, il fait aussi un peu peur. A tort ou à raison, toutes les personnes ayant accepté de témoigner dans notre article ont refusé de le faire sous leur vrai nom, par crainte de représailles. Un jeune homme a même confié à Sélection qu'un inconnu avait mis le feu à sa voiture quelques jours après qu'il a obtenu gain de cause devant les tribunaux.
Moralité: mettez tous les atouts de votre côté avant d'arrêter votre choix sur un véhicule d'occasion. Ensuite, il sera peut-être trop tard.
Cure de rajeunissement. Bernard Séguin a vendu des occasions dans les Laurentides pendant plus de 25 ans. A la belle époque, il livrait quelque 200 véhicules par année. Aujourd'hui, il s'est reconverti dans la mécanique et la location. «Je refusais de falsifier les odomètres», explique-t-il. Les autres ne souffrant pas des mêmes scrupules, la concurrence se faisait dure, voire déloyale.
Le bricolage des odomètres est si courant au Québec que M. Séguin en parle comme d'«une véritable épidémie». Selon lui, près du tiers des compteurs du parc d'automobiles usagées auraient été «reculés». Il faut avouer que la pratique, bien qu'illégale, est lucrative. En moins d'une demi-heure de travail, un véhicule de deux ou trois ans soumis à une «cure de rajeunissement» de 50 000 kilomètres rapportera entre 2000$ et 5000$ de plus...
Et, s'il est relativement aisé de prouver qu'un odomètre a été trafiqué, il est beaucoup plus difficile de dire qui l'a fait. Le vendeur? L'ancien propriétaire? La Gendarmerie royale du Canada est chargée d'enquêter sur cette pratique frauduleuse, mais seuls quelques agents sont affectés à ces affaires, et les preuves ne sont pas faciles à réunir. Les amendes imposées aux coupables ne dépassent guère les 1000$...
Des broutilles, si on compare ces sommes aux profits fabuleux qu'engrangent certains marchands de rêves. «Le risque de se faire prendre à trafiquer un odomètre est perçu comme étant proche de zéro, confie George Iny, président de l'APA. Le vol à l'étalage est autrement plus risqué!» Les malfaiteurs s'en tirent à si bon compte que, dans le milieu, on parle des contraventions comme d'une «petite taxe d'affaires». Ou, pour les plus cyniques, d'une «taxe d'amusement»...
Le piège de la superoccasion. Depuis sa plus tendre enfance, Daniel* en rêvait de sa Mustang. En 1997, à 26 ans, il achète pour 11 500$ à un marchand de Lanaudière un superbe modèle 1993. Il ne lui faudra que quelques semaines pour déchanter: sa Mustang est en fait une voiture déclarée «perte totale», une épave rafistolée qui, selon la loi, n'aurait jamais dû reprendre la route. Une recherche lui apprend qu'elle a été repêchée au fond d'une rivière aux Etats-Unis, avant d'être reconstruite avec des pièces volées.
Comment un tel véhicule a-t-il pu se retrouver sur nos routes? Rien de plus facile, puisque l'information circule plutôt mal entre les provinces canadiennes, à plus forte raison entre le Canada et les Etats-Unis. Les voitures entrent, mais pas leur dossier.
Selon André Beauchamp, directeur du Service anti-crime des assureurs à Montréal, 20 pour 100 des 50 000 véhicules usagés qui entrent chaque année au Québec sont bons pour la casse. «On les importe au Canada en prétextant l'utilisation des pièces, dit-il. On blanchit les titres en Ontario, par exemple, où aucune loi n'oblige, comme chez nous, l'inscription «perte totale» au certificat d'immatriculation, on les retape, et le tour est joué.»
Mince consolation: les véhicules «importés» doivent subir une inspection mécanique commandée par la Société de l'assurance automobile du Québec. Or son efficacité est mise en doute par plusieurs.
«L'inspection est sommaire, dit Andrew Bleakley, mécanicien attitré de l'APA qui en compte 5000 à son actif. Elle ne va pas forcément déceler les réparations de collisions antérieures à la vente.»
Pire, les numéros de série des véhicules irrécupérables -- détruits en Ontario -- conservent leur validité au Québec, ouvrant la porte à un trafic très lucratif.
Quoi de plus facile en effet que de rafistoler deux berlines accidentées et de reconstruire une voiture qui, malheureusement pour son acheteur, ne survivra pas à une collision? C'était le cas de cette Porsche 911, payée 50 000$ par son nouveau propriétaire, et dont Andrew Bleakley a fait l'inspection: «J'ai trouvé deux numéros de série différents; cela veut dire que la partie avant d'une Porsche avait été soudée à la partie arrière d'une autre!» Dans le jargon, on appelle ça une «zipper».
Des fraudeurs qui dorment tranquilles. Le jour où il se présente chez Auto Locara**, à Montréal, Manuel*, 35 ans, n'a encore jamais possédé de voiture. C'est une annonce classée d'un quotidien qui l'y a attiré: Pontiac Lemans 1993, faible kilométrage, 995$.
Sur place, il découvre plutôt une Pontiac Lemans 1992 à... 1995$. «Une erreur dans la publicité», lui dit-on. Le kilométrage? 59 000 kilomètres. (Il apprendra plus tard que le compteur en affichait 51 000 six ans plus tôt...) Rassuré par la garantie de six mois qu'on lui promet, Manuel signe le contrat. Il est déjà trop tard lorsqu'il s'aperçoit qu'il doit payer la moitié des réparations couvertes par la garantie. Et ne réalise pas qu'on lui demande 120$ pour l'immatriculation temporaire, un bout de papier qui ne coûte en fait que 6$...
Dix jours plus tard, la voiture ne démarre plus. Manuel la fait inspecter: l'expert accrédité par l'APA y trouve un si grand nombre de défectuosités mécaniques qu'il refuse d'effectuer un essai routier. «Le réservoir à essence était attaché avec du fil métallique», rapporte l'infortuné propriétaire.
Fausses représentations, promesses verbales non tenues, contrats falsifiés, tous les trucs sont bons. «Je n'ai jamais vu des gens mentir comme ceux-là!» rage Manuel, qui a intenté des poursuites. Au palais de justice, il découvre qu'Auto Locara a fait face à près de 200 poursuites en 15 ans. «Je suis stupéfié que ces gens-là soient encore en affaires!» lance-t-il.
Heureusement pour lui, la Loi sur la protection du consommateur est claire: le bien acheté doit offrir une durabilité proportionnelle au prix payé. Manuel a eu gain de cause, mais il se souviendra longtemps des dernières paroles qu'un vendeur lui a glissées à l'oreille: «Soyez moins arrogant à l'avenir. Vous êtes jeune, ce serait dommage qu'il vous arrive quelque chose...»
Un grain de sable dans l'engrenage. La mécanique bien rodée des fraudeurs risque sous peu d'avoir des ratés puisque, dès septembre prochain, la Société de l'assurance automobile du Québec entend exiger l'inscription du kilométrage d'un véhicule à chacune des transactions. Une tuile pour ceux qui trafiquent les odomètres. «Ça ne réglera pas la situation du jour au lendemain, mais ça l'améliorera grandement», estime Benoit Charette, chroniqueur automobile.
Lorsqu'elle a voulu obtenir un dédommagement pour sa Honda, Isabelle s'est heurtée à un obstacle de taille: le propriétaire avait fermé boutique. «Mais je sais qu'il a ouvert une autre entreprise sous le nom de son frère...La prochaine fois, j'achèterai du neuf.» Pierre Beaudoin, directeur du service technique au CAA-Québec, lui donne raison: «Il vaut peut-être mieux payer un peu plus cher pour une voiture neuve que de verser des milliers dedollars pour un véhicule qui se retrouvera sur quatre blocs deux semaines plus tard...»
* Les noms suivis d'un astérisque ont été changés.
** Auto Locara, rue Lajeunesse à Montréal, dispose de plusieurs noms d'affaires: Viva Autos, Zoom Autos usagées, Location d'autos Ahuntsic et Suprême Autos.
Cinq précautions valent mieux qu'une
Vous avez trouvé l'occasion de vos rêves? Avant d'acheter, gardez toujours ces points à l'esprit:
1. Beau, bon, pas cher? Méfiance! La Chevrolet 1991 que vous reluquez affiche 80 000 kilomètres ? Sachez qu'elle devrait en afficher 100 000 de plus. Recherchez les factures d'entretien, les étiquettes de vidange d'huile. Examinez attentivement le compteur: les chiffres sont-ils bien alignés? Frappez du poing sur la console : s'ils tressautent, n'allez pas plus loin. Et changez de marchand!
2. L'inspection mécanique: indispensable. Effectuée par un garagiste certifié, elle dévoile la plupart des vices cachés que peut receler un véhicule. Chaque dollar investi dans cette opération (entre 50$ et 150$) vaut son pesant d'or.
3. Lisez le contrat à la loupe. Certains marchands trafiquent les contrats d'achat. Vérifiez bien, page après page, si ce qui est inscrit sur votre copie se retrouve textuellement sur celle du vendeur.
4. Faites votre petite enquête. L'Office de la protection du consommateur peut vous renseigner sur le «dossier» du vendeur. Le numéro de série du véhicule vous permet d'en retracer l'historique en vous adressant au concessionnaire ou à Carfax, une firme privée qui affirme posséder des informations sur 95 pour 100 des véhicules circulant en Amérique du Nord. Vérifiez s'il existe un lien financier sur le véhicule auprès du Registre des droits personnels et réels mobiliers du Québec. Renseignez-vous enfin auprès du Service anti-crime des assureurs pour savoir si la voiture n'a pas été volée.
5. Ne soyez pas trop économe. «Une occasion qui ne coûte pas cher n'est pas nécessairement une bonne affaire, souligne George Iny, président de l'APA. En règle générale, mieux vaut payer un peu plus tout en restant sur ses gardes.»
Attention aux faux particuliers
En feuilletant les annonces classées de votre quotidien, vous tombez sur celle-ci: Honda Civic 1995, mécanique A-1, dame proprio. Vous composez le numéro de téléphone et dites: «J'appelle pour l'auto à vendre.» Si on vous répond «Quelle auto?», prenez garde. Vous avez peut-être affaire à un faux particulier.
Les faux particuliers sont des vendeurs de véhicules d'occasion sans permis... et sans cautionnement. Ils tentent de vous faire croire qu'ils se défont de leur propre véhicule, vous donnent rendez-vous dans un stationnement de centre commercial tout ce qu'il y a de plus anonyme et, une fois la transaction complétée, s'évanouissent dans la nature.
Sachez que la Loi sur la protection du consommateur ne s'applique pas lors d'une transaction entre particuliers. Et qu'il est d'ailleurs très difficile d'intenter une poursuite judiciaire contre un fantôme... Pour éviter de tomber dans le panneau, posez les bonnes questions à votre interlocuteur:
- Depuis combien de temps possède-t-il le véhicule?
- Quelle est l'adresse de sa résidence?
- Examinez son permis de conduire.
Surtout, ne laissez jamais votre «vendeur» enregistrer le véhicule à votre place. Au contraire, insistez pour voir le certificat d'immatriculation. Vous pourrez ainsi vérifier s'il porte la mention «reconstruit» et à quel nom il a été émis.
Méfiez-vous des gens qui disent vendre le véhicule pour un de leurs proches...