Alcool au volant: Permis de tuer
Vendredi 3 novembre 2000. Bertrand Gagné monte dans la voiture de son ex-femme. Il ne lui a pas demandé l’autorisation de la prendre. Et pour cause : il est sous le coup d’une suspension de permis pour conduite en état d’ébriété. Mais l’homme de 51 ans vit au-dessus des lois. Moteur rugissant, il avale les rues de Thetford Mines.
Soudain, un choc. Un froissement de tôle. Sait-il seulement qu’il vient d’envoyer à la mort Marie-Pier et Mathieu Roy, âgés de 12 et 9 ans ? Il ne ralentit même pas. Arrivé devant chez lui, un témoin qui l’a pris en chasse le voit s’extirper de l’automobile, une canette de bière à la main.
Lorsque les policiers viennent l’arrêter, le chauffard refuse de se soumettre à l’alcootest. Mais, à sa comparution au Palais de justice, quatre heures après l’accident, il titube encore sous l’effet de l’alcool.
L’an dernier, la route a fait 765 victimes au Québec. Deux cents de ces accidents mortels – plus du quart – étaient liés à l’alcool au volant. Sans parler des blessés, mutilés ou traumatisés à vie…
Une guerre de tous les instants
Globalement, pourtant, la situation s’est considérablement améliorée au cours des deux dernières décennies. A la fin des années 70, l’alcool au volant tuait en moyenne 600 personnes par an. Une véritable hécatombe!
Pour y mettre fin, les gouvernements n’ont cessé de renforcer les lois, de durcir le Code de la sécurité routière. La Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) s’est lancée dans de coûteuses et très efficaces campagnes de prévention. Et, en mars dernier, le législateur haussait encore le ton: tuer au volant lorsqu’on est sous l’influence de l’alcool ou fuir les lieux d’un accident lorsque celui-ci a entraîné la mort peut valoir la prison à perpétuité.
Ces efforts n’ont pas été vains. Devant des sanctions de plus en plus lourdes, la majorité des Québécois ont compris que boire et conduire ne vont pas de pair. Selon la SAAQ, 90 pour 100 des automobilistes respectent aujourd’hui cette règle. C’est trois fois plus qu’au début des années 80. «Un progrès considérable», fait observer Hubert Sacy, directeur de l’organisme sans but lucratif Educ’alcool.
L’an dernier, 13 500 conducteurs ont vu leur permis suspendu pour conduite avec facultés affaiblies – une diminution de 33 pour 100 en cinq ans. Les trois quarts ne récidiveront jamais ; pour eux, le message a été suffisamment clair.
Mais il reste un groupe sur lequel campagnes de prévention et mesures de répression n’ont apparemment aucune prise. Ce sont les récidivistes, les incorrigibles de la bouteille, que rien ne semble pouvoir empêcher de se glisser derrière un volant. «Leur voiture devient alors une arme, déplore la substitut du procureur général Jeannot Decarie. Leur cible: n’importe qui.»
Bien sûr, les victimes de l’alcool au volant ne sont pas toutes tuées ou blessées par des récidivistes. Mais il ne faut pas non plus tomber dans l’angélisme des pouvoirs publics qui nous assurent après chaque tragédie que la majorité de ceux qui ont tué en état d’ébriété en étaient à leur première infraction. Ce qu’ils veulent dire, en réalité, c’est que c’était la première fois qu’ils se faisaient prendre. Etait-ce pour autant la première fois qu’ils conduisaient en état d’ébriété?
Des experts ont calculé que l’on peut effectuer en moyenne 445 déplacements en état d’ébriété avant de se heurter à un contrôle policier!
Noyau dur
Le 20 juin 1999, à l’Assomption, Marc-André Noël, 15 ans, rentre chez lui après avoir passé la soirée chez des amis. L’adolescent marche à côté de son vélo lorsqu’il est mortellement happé par une voiture.
Son conducteur, Louis Delisle, 42 ans, a pris le volant malgré un taux d’alcoolémie trois fois supérieur à la limite légale de 0,8 g/l. Son casier judiciaire compte déjà deux condamnations pour conduite avec facultés affaiblies. La troisième lui vaudra une peine de cinq ans d’emprisonnement.
Une étude de l’Université de Montréal a dénombré plus de 20 000 récidivistes au Québec entre 1990 et 1994. Ce «noyau dur» est en général composé d’hommes âgés de 25 à 44 ans, moyennement scolarisés, souvent chômeurs ou assistés sociaux, alcooliques, agressifs et peu enclins à se soumettre à une thérapie.
Qui plus est, ils se croient au-dessus des lois. Même lorsqu’ils sont sous le coup d’une interdiction de conduire, nombreux sont ceux qui prennent le volant. S’ils conduisent en état d’ivresse, leur taux d’alcoolémie dépasse du double, voire du triple la limite légale.
«Lorsqu’ils se font pincer, ils ne manifestent aucun remords, constate Theresa-Anne Kramer, présidente de la section québécoise des Mères contre l’alcool au volant. Ils croient souvent au contraire que le sort s’acharne contre eux. Jamais ils ne se sentent coupables. Ils sont totalement indifférents aux conséquences de leurs actes.»
Les limites du système
S’ils agissent ainsi, c’est peut-être que les récidivistes éprouvent un sentiment d’impunité. Lois et règlements sont sévères, certes, mais ces chauffards en série savent fort bien que notre système ne s’est pas vraiment doté des moyens de les faire respecter.
Comment expliquer sinon que Jean-Guy Maurice, 56 ans, ait été condamné une 12e fois pour conduite avec facultés affaiblies alors qu’il était sous le coup d’une interdiction de conduire? Que Réjean Philibert, 51 ans, ait été condamné une dizaine de fois et qu’à sa dernière frasque il ait réussi à fausser les résultats de l’alcootest? Que Roger Bouchard, 39 ans, se soit glissé derrière un volant le 29 janvier 1999 – et qu’il ait provoqué un accident? Non seulement ce dernier n’avait pas le droit de conduire, mais il a profité d’un congé de la prison de Chicoutimi… où il purgeait une sentence pour non-respect des conditions de sa probation.
Pourtant, le Code de la sécurité routière du Québec prévoit la suspension du permis de conduire pour un an lors de la première infraction, deux ans lors de la deuxième et trois ans lors de l’infraction suivante. Au terme de ces sanctions, l’automobiliste qui souhaite récupérer son droit de circuler doit suivre le programme d’éducation Alcofrein ou, s’il s’agit d’une récidive, subir une évaluation thérapeutique. Mais, pour le moment, rien ne les empêche «d’emprunter» un autre véhicule…
Appliquer la loi
La famille Thivierge-Roy aurait sans doute souhaité une peine d’emprisonnement d’au moins 15 ans pour l’homme qui a tué ses deux enfants à Thetford Mines. Le juge Jean-François Dionne a estimé que neuf ans suffisaient, une peine qualifiée d’«exemplaire». Seulement, Bertrand Gagné sera admissible à la libération conditionnelle en 2003, au tiers de sa peine.
«Avant de voter des lois plus sévères et de se lancer dans l’escalade de la répression, il faut commencer par appliquer les lois actuelles dans toute leur rigueur», déclare Hubert Sacy.
Le Code criminel canadien prévoit des peines d’emprisonnement d’au moins 14 jours lors d’une deuxième infraction (90 jours pour les infractions suivantes). Le refus de fournir un échantillon d’haleine ou de sang entraîne des peines similaires.
Mais rares sont ceux qui, reconnus coupables de conduite avec facultés affaiblies, se retrouvent en prison. Selon le Centre canadien de la statistique juridique, des peines de réclusion ne sont imposées que dans 15 pour 100 des cas.
«Depuis quelques années, s’inquiète Jeannot Decarie, on opte pour des peines à purger dans la communauté. Mais où est l’aspect punitif là-dedans? Et comment parler d’exemplarité et de dissuasion lorsqu’on impose des sentences comme celles-là?»
L’affaire de tous
Souvent, le comportement de ces individus qui s’obstinent à prendre le volant complètement ivres est connu de leur famille, de leur communauté. Nous avons tous un jour essayé d’en dissuader un de prendre la route. Et, de leur côté, combien de dépanneurs et de serveurs ont vu un de leurs clients sortir en titubant de leur établissement et s’éloigner dans un rugissement de moteur ?
Mais, à l’heure actuelle, rares sont ceux qui composent le 911. Pourtant, aux yeux de certains experts, ce serait une excellente mesure de prévention. Il suffirait que l’infraction fasse l’objet d’une déclaration obligatoire, comme c’est le cas auprès de la Direction de la protection de la jeunesse pour les enfants violentés. Laisser le vieil oncle reprendre son auto après un repas bien arrosé sans réagir serait aussi grave que de ne pas signaler les sévices subis par le petit voisin et dont vous avez été témoin.
«Il faut cesser de croire que la criminalité n’est l’affaire que de la police et des magistrats, souligne le juge Alain Morand. Il y a une limite à la loi. Et la communauté est le dernier rempart contre le noyau dur des récidivistes.»
Prévenir plutôt que guérir
«Le plus important n’est pas de savoir ce que l’on fait avec le récidiviste une fois qu’il a tué, souligne Hubert Sacy, mais comment faire pour qu’il ne tue pas.»
L’antidémarreur. Les gouvernements pourraient exiger de la part des constructeurs automobiles qu’ils installent un dispositif antidémarrage dans tout nouveau véhicule. Cet appareil protégerait la population non seulement des récidivistes, mais aussi de ces quatre millions de Canadiens qui, chaque année, selon Transport Canada, reconnaissent avoir pris le volant après avoir trop bu. C’est presque un Canadien sur dix.
A l’instar des coiffeurs. Educ’alcool propose une formation pour les serveurs d’établissements licenciés, comme cela se fait en Oregon par exemple. Dans cet Etat américain, on leur apprend à repérer les clients qui ont trop bu, à espacer les consommations et à tenter de leur faire comprendre qu’ils doivent cesser de boire. Là-bas, les accidents mortels ont diminué de près du quart.
«Les serveurs peuvent jouer un rôle déterminant dans la réduction du nombre de conducteurs ivres, dit-il. Mais, au Québec, où il faut avoir suivi un cours pour couper les cheveux, aucune formation n’est obligatoire pour servir de l’alcool…»
Des prélèvements obligatoires. Un contrevenant ne devrait pas pouvoir refuser un prélèvement sanguin. Même si la loi les y contraint, certains d’entre eux s’y refusent malgré tout.
«C’est inconcevable! s’emporte le coroner Paul Dionne. On donne à un conducteur le droit d’utiliser un véhicule à moteur, mais on n’a pas droit de vérifier s’il use de ce droit convenablement!»
0,8 g ou 0,5 g? Dans la plupart des provinces canadiennes, le permis de conduire d’un automobiliste présentant un taux d’alcoolémie de 0,5 g à 0,8 g par litre de sang peut être suspendu pour une durée de 12 à 24 heures. La mesure n’est pas inutile.
«Deux décès sur dix mettent en cause des conducteurs dont le taux d’alcoolémie est inférieur à la limite légale», mentionne Mme Kramer.
Volonté politique. Dans certains pays, des mesures draconiennes sont mises en place afin d’assurer la sécurité de la population. La Suède, par exemple, ne vise rien de moins que l’objectif «zéro décès» en matière de conduite en état d’ébriété. C’est ainsi que les pouvoirs publics ont adopté la norme la plus sévère de toute la Communauté européenne: un taux d’alcoolémie limite de 0,2 g/l.
À titre de comparaison, le Québec a souhaité une timide diminution de 12,5 pour 100 des décès lors du renforcement de son Code de sécurité routière en 1997.
A première vue, lorsqu’il est assis, Pierre Daniel semble bien portant. Pourtant, tout dans cet homme est brisé. Le corps comme le cœur.
Le 2 septembre 2000, à Saint-Rémi-d’Amherst, dans l’Outaouais, Pierre Dion a lancé sa camionnette sur le véhicule tout-terrain dans lequel Pierre Daniel avait pris place avec sa fille de 12 ans, Valérie.
«Je me suis retrouvé à plus de 10 mètres du VTT, raconte-t-il. J’ai appelé Valérie, mais elle ne répondait pas. Incapable de bouger, j’ai demandé au conducteur de la camionnette de nous venir en aide, mais il m’a dit « d’aller…» et s’est enfui.»
Valérie est morte, et, depuis, son père vit en enfer: traumatisme crânien, fractures des clavicules, quadruple fracture du bassin, fracture du fémur… La liste n’en finit pas. Depuis un an, il doit composer avec la douleur 24 heures sur 24. Ses nuits ne durent guère que trois ou quatre heures malgré le cocktail de médicaments qu’il absorbe : injections de cortisone, codéine, acétaminophène, médicaments contre les nausées, somnifères, antidépresseurs… Il se déplace avec des béquilles.
Pierre Daniel ne travaille plus. Il est en réadaptation à plein temps, cinq jours par semaine, à l’Hôpital juif de réadaptation de Laval.
«Je ne vois pas la lumière au bout du tunnel, confie-t-il. Combien de temps vais-je devoir encore souffrir de cette façon? Et que sera pour moi une vie normale?»
Mais la pire des souffrances, c’est bien sûr l’absence de Valérie. Une souffrance qui devient parfois intolérable lorsque, par inadvertance, Jonathan, son frère, met la table… pour quatre personnes.
«Qu’importe où l’on aille et ce que l’on fait, on est toujours ramenés à l’accident, conclut sa mère, Marie-Claude. C’est dur de voir les gens vivre normalement autour de nous alors que plus rien n’est normal pour nous. En ce moment, nous vivons comme des automates, pour notre garçon. A part lui, il n’y a plus grand-chose qui nous tienne en vie…»
Pierre Dion en a pris pour cinq ans. S’il est bien sage, il pourrait être libre aux prochaines fraises. Il aura alors purgé le tiers de sa peine.
RESPONSABILISATION COLLECTIVE
QUEBEC, le 30 oct. /CNW/ - Cette année, les forces policières ont convenu d'encourager la population à dénoncer les conducteurs en état d'ébriété. La SQ, le SPCUM et l'ADPQ demandent donc à toute personne qui est témoin de ce genre de situation de composer le 9-1-1 afin que les policiers fassent un suivi auprès du conducteur qui semble en état d'ébriété.
«La lutte contre l'alcool au volant fait appel à plusieurs moyens tels que la promotion, la législation et le contrôle. Mais au-delà de toutes les mesures que nous mettons de l'avant, il appartient à chacun de nous de s'assurer que les gens que l'on aime ne prennent pas le volant quand ils ont consommé abusivement de l'alcool. Une vie brisée par l'alcool au volant, c'est déjà trop et ça se prévient», a souligné le ministre Chevrette.
Autre nouveauté cette année, grâce à la collaboration de la Corporation des bars, brasseries et tavernes du Québec, les propriétaires et les serveurs de ces établissements seront mis à contribution pour prévenir l'alcool au volant. Ils recevront ainsi un dépliant, conçu par la Société de l'assurance automobile du Québec, les sensibilisant à divers aspects de la question de l'alcool au volant et à la possibilité de développer une politique d'établissement visant à empêcher leurs clients de prendre le volant avec les capacités affaiblies.