L'immatriculation fête ses 100 ans au Québec

Dossiers
lundi, 12 juin 2006
Savez-vous quel centenaire québécois nous célébrons cette année (2006)? Celui de l’immatriculation. Eh oui, ça fait déjà 100 ans que l’on débourse pour obtenir le droit de circuler au Québec. Et qui de mieux pour nous en parler que Guy Thibault, auteur du livre L’Immatriculation au Québec?

Sur près de 300 pages, le bouquin, publié en 2005 aux Éditions GID, nous transporte au début du siècle dernier. À l’époque, les chevaux étaient maîtres de la route et les rares voitures «sans chevaux» qui commençaient à y circuler étaient regardées comme des étrangetés, voire des dangers.

Imaginez la situation : un étroit chemin de gravier sans bas-côté, une charrette qui y déambule paisiblement et, tout à coup, une machine pétaradante qui surgit, effarouchant assurément l’animal. Difficile cohabitation! Il fallait faire quelque chose pour contrôler ce « maléfice roulant ».

Déjà, la ville de Montréal avait conçu un système d’enregistrement, mais flairant la source de financement intéressante, les autorités gouvernementales ont rapidement concocté une première législation.

Le Québec est ainsi devenue la troisième province canadienne, après l’Ontario et le Nouveau-Brunswick, à se doter d’une telle réglementation. Celle-ci, en vigueur le 8 avril 1906, ne touchait cependant pas que l’immatriculation. Elle a le mérite d’avoir vu à plus long terme en énonçant des pénalités pour les délinquants, en créant un code comportemental (!) et en faisant référence à des poursuites criminelles en cas de blessures.

Parmi les dispositions qui nous semblent aujourd’hui fort cocasses, notons cette limite de vitesse fixée à 15m/h dans les campagnes et à 6m/h dans les villes; l’arrêt obligatoire à la vue d’un cheval énervé par le bruit de l’automobile; et le coût de 5$ demandé pour cet enregistrement.

http://m8.i.pbase.com/o9/23/943723/1/152000438.04tbe1eR.DeDion-Bou_useum2.jpg

La toute première voiture immatriculée au Québec est célèbre : il s’agit de la De Dion Bouton 1898 qui appartenait au spéculateur montréalais Ucal H. Dandurand – et qui est maintenant propriété du Musée Château Ramezay. En fait de toute première plaque québécoise, le véhicule arbore l’inscription « Q.1 » peinte sur sa carrosserie…

L’année 1906 aura été témoin de l’immatriculation d’un total de… 165 véhicules. Chez nos voisins du Sud, qui avaient une avance de presque dix ans sur la chose, le nombre d’immatriculations s’est élevé à 27 973 véhicules, cette année-là.

« Pourquoi ils ont fait comme ça? »

Qu’est-ce qui peut bien pousser un retraité de l’enseignement au secondaire à piocher plus de 1200 heures sur un livre portant sur… l’immatriculation au Québec?

D’abord, mentionnons que Guy Thibault est historien dans l’âme. S’il a professé la géographie pendant 35 ans à la Commission scolaire de Laval (anciennement des Mille-Iles), c’est qu’un détour de parcours l’a mené là « et j’y suis resté ».

C’est néanmoins l’histoire qui le passionne. À preuve, sa résidence de Saint-Hippolyte, dans les Laurentides, est remplie – que dis-je – déborde de souvenirs du passé. Non pas pour l’histoire elle-même, mais plutôt comme témoignages de ce que les humains mettent en branle pour s’adapter. « J’aime me demander : pourquoi ils ont fait comme ça? » explique Guy Thibault.

Des années de recherches et de réflexion lui ont prouvé au moins une chose : « L’humain s’adapte à n’importe quoi. À la voiture, aux ordinateurs, aux cellulaires… »

Nous retrouvons l’auteur assis à la table de cuisine familiale, où trône une petite pile de photos anciennes –qui sont d’ailleurs toutes publiées dans son livre L’Immatriculation au Québec. Il en extirpe une qui date de 1940 et où l’on voit des arbres le long d’une route, le tronc enduit de peinture blanche. « Voyez? À l’époque où les lumières de rue n’existaient pas, on a peint en blanc le bas des arbres, pour que les conducteurs puissent bien voir, dans la pénombre, les limites de la route. Comme quoi l’humain a réussi, encore une fois, à se débrouiller avec ce qu’il avait sous la main. »



Une image, mille explications

Collectionneur dans l’âme, l’écrivain qui vient tout juste de célébrer ses 60 ans a d’abord amassé les objets de bois. « J’ai commencé à l’âge de 20 ans, avec des horloges, puis avec d’anciens cabarets de bière et des annonces publicitaires. »

De loisir, la passion est devenue utile : « Les objets, antiques et colorés, décoraient bien mieux les murs de notre maison qu’un simple coup de pinceau… » Tout naturellement, les plaques d’immatriculation s’en sont mêlées. «Il y avait tellement d’âme derrière elles. Je me demandais pourquoi certaines étaient fabriquées de cuir, d’autres de caoutchouc, de bois ou de métal.»

Les réponses à ces questions, Guy Thibault les a trouvées… dans les photos d’époque. Il a en a déniché une, puis une autre, et a fouillé pour une autre encore. Pendant des années, il a visité les antiquaires et sillonné les marchés aux puces afin de découvrir « celles qui confirmaient les hypothèses de base. »

Ce faisant, « chacune a ouvert une porte sur une idée. »

L’immatriculation, fil conducteur

Ces idées sont plus ou moins devenues les chapitres d’un livre qui, avec l’immatriculation comme fil conducteur, est venu couronner 15 ans de recherches. « J’ai tout mis ensemble et j’ai établi un plan pour que ça se tienne debout, saupoudrant d’histoires et d’anecdotes. »

Première piste lancée par les vieux clichés : ces jeunes enfants habillés sur leur « 36 » assis sur la banquette arrière du véhicule familial. «Une chose est sûre, les premiers propriétaires d’automobiles n’étaient pas pauvres! Après tout, le salaire annuel au Québec, en 1915, était d’environ 600$, alors qu’une Buick se vendait 1250$ et une Packard, 4200$.»

Heureusement, les années ont vu la voiture se démocratiser. « L’industrie a compris que les gens voulaient tellement une voiture qu’ils étaient prêts à s’acheter une ‘barouette’ à quatre roues. » Le Ford Model T venait de naître.

En 1919, cette première voiture à être assemblée sur une chaîne de montage demandait 525$ (voire 298$ en 1923). Le nombre d’immatriculations a évidemment bondi – plus de 54 000 voitures enregistrées en 1919. Dire que de nos jours, l’on peut se procurer une sous-compacte pour la moitié du revenu individuel canadien moyen et la Société d’assurance automobile du Québec délivre, bon an, mal an, quelque 6,5 millions d’immatriculations…

Autre piste laissée par les photos d’époque : la croissance du tourisme, intimement liée à l’automobile. « Dans leurs publicités, les hôtels vantaient ‘vin et bière’, ‘eau chaude’ et ‘excellente cuisine’, mais surtout leurs accommodations de ‘garage’. Comme si de remiser sa voiture en sécurité était plus important que de prendre son bain! »

Autre photo du passé, autre témoignage : que nous disent ces grandes pompes à essence placées en bordure de la route, devant les magasins généraux? « Que les notions de sécurité n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Il aura fallu quelques malheureux accidents pour que ces pompes soient placées suffisamment en retrait de la route pour assurer une sécurité maximale. »

À l’endos d’une photo de 1918, une annotation : « Beau voyage, seulement quatre ‘flats’. Tout a très bien été. » Voilà qui fait aujourd’hui sourire, mais qui en dit long sur l’état des routes d’autrefois.

D’ailleurs, dans un guide autoroutier de 1926 déniché par l’auteur, on peut lire les directions à suivre pour rejoindre Saint-Jovite, en partance de Sainte-Agathe-des-Monts. « Mille 13, Saint-Faustin : gardez la gauche, suivez les fils de téléphone. » Guy Thibault rigole : « Non, mais : suivre les fils téléphoniques pour trouver la route… Imaginez à quel point celle-ci devait être abominable! »

Ce n’est rien : une fois à Saint-Jovite, le conducteur est mis en garde : « La route n’est que de sable et de gravier, l’on doit se montrer très prudent. Non recommandée lorsqu’il pleut, mais praticable. »

À peu près au même moment, les clubs automobiles connaissent une croissance fulgurante. « Chaque agglomération d’importance avait son club reconnu. » Charles Trudeau, père de l’ancien premier ministre canadien, a même fondé une association (1921) qui, en échange d’une cotisation fixée à 10$, fournissait cartes routières, service de dépannage et… un rabais d’essence dans toutes les stations-service dont il était propriétaire à Montréal.

Les programmes de fidélisation ne datent pas d’hier…

Plus ça change…

Contrairement à ces pneus qui crèvent, à ces pompes qui se dressent dangereusement en bordure de la route et à ces chemins défoncés d’autrefois, il y a une chose qui, au fil du temps, n’a guère changé. Et c’est la « fierté automobile », soutient M. Thibault.

L'historien nous montre une série de clichés datant des années ’20, où l’on voit les gens poser pour la prospérité avec leur véhicule. Portraits de famille, amis en voiture ou encore jolies demoiselles adossées sur une calandre… « Les gars qui immortalisent leur ‘blonde’ avec leur voiture, c’est encore d’actualité! » s’exclame M. Thibault.

De fait, cette photo de 1918 où l’on peut lire à l’endos : « C’est Ernest avec les filles, pendant que les hommes jaloux boudent à l’arrière », pourrait aussi bien être prise en 2006…

Pour l’historien, l’automobile est donc loin de n’être qu’un véhicule à quatre roues. « Elle frappe l’imaginaire collectif et un véritable appareil sociétal vient s’y greffer. Encore aujourd’hui, à bord d’une voiture, les gens se sentent quelqu’un d’autre. Ils se fabriquent une apparence, ils montrent ce qu’ils veulent être. La preuve : combien passent 15-20 fois sur la rue Principale de Saint-Sauveur afin de s’exhiber en Porsche? »

Au-delà de l’orgueil, l’automobile aura permis de repousser les limites géographiques. « Elle fut d’abord une curiosité, puis une utilité et, enfin, une nécessité, résume M. Thibault. Et à partir du moment où elle s’est montrée fiable, elle est devenue symbole de liberté. Et c’est ce qu’est pour moi l’automobile : la liberté. »

Dans l’entrée jalonnée d’arbres qui mène à la résidence du retraité, la liberté prend la forme d’une vieille Suzuki Swift. Vieille? Pas si l’on considère que dans le garage adjacent se cache l’un des premiers Model A produits par Ford pour l’année-modèle 1928. Et croyez-le ou non, la bagnole est en état de rouler.

« Chaque été, je conduis ‘ma 28’ et je plonge instantanément à une époque où il fallait toute une méthodologie pour démarrer une voiture; une époque où les mains ne restaient pas propres longtemps et où l’on en venait vite à sentir l’essence et l’huile; une époque où l’on circulait lentement et où l’on prenait le temps d’admirer le paysage. Je comprends alors pourquoi, autrefois, ils faisaient comme ça. »

 

Copyright © 2015 Nadine Filion. Tous droits r�serv�s.